La Veillée (Un été chez Grand Mère)

Publié le par jplvillette

La Veillée (Un été chez Grand Mère)

L’hiver est proche, en cet automne mile neuf cent soixante, Grand-mère craint qu’il ne soit aussi froid que les précédents. En effet, l’hiver cinquante six a été particulièrement désastreux. Le vin avait gelé dans les chais, grand-mère n’avait jamais vu, de sa longue vie, un hiver aussi glacial. Il est vrai que la sorte de piquette produite dans cette région est peu alcoolisée. Les quelques hectolitres produits dans chaque ferme ne servent qu’à la consommation personnelle des paysans. Malgré les neuf degrés qu’il titre généralement, il y avait eu beaucoup de barriques qui avaient explosé sous l’effet du gel. C’était une véritable calamité. Dans les écuries les paysans avaient du mal à donner de l’eau aux bêtes, seuls les puits les plus profonds avaient encore de l’eau libre, non transformée en miroir translucide dur comme du roc, les autres, les mares et les ruisseaux étaient devenus des patinoires pour le plus grand plaisir des enfants qui ne cessaient de faire des concours de glissade toute la journée. Beaucoup d’arbres avaient éclaté sous l’effet du gel, le bois qui en résultait n’était utilisable que pour brûler dans les cheminées, encore n’était-il pas fameux, les bûches se consumant trop vite, elles avaient pourri en séchant au printemps.

Il est temps de rentrer toutes les provisions possibles. Les noix et les châtaignes ne sont pas encore remisées dans les greniers, il faut se dépêcher. Les pommes ont juste été rentrées. Il reste encore à les trier pour éliminer celles qui ont reçu un coup et les étaler sur les planchers et les étagères dans les greniers. Le tri doit être fait doucement sans les cogner, sans les mâcher pour ne pas qu’elles pourrissent. Leur conservation dépend de la manipulation qu’elles ont subie. Si elles ont été ramassées sur le sol, elles ne se conserveront pas à cause du choc qu’elles ont reçu lorsque, une fois mûres, elles sont tombées, leur chair a été écrasée et la pourriture s’installe rapidement. Celles qui sont abîmées finiront en compote ou en confiture. Les poires aussi doivent encore être rangées. Les confitures d’automne ne sont pas encore dans les pots. Enfin, la vieille paysanne se demande comment elle va pouvoir faire tout cet ouvrage seule, avant que les grands froids ne viennent tout figer.

Depuis la mort de son mari, les fermiers à qui elle loue ses terres l’aident souvent dans ses travaux. En toutes occasions ils lui apportent des provisions, des légumes en saison ou des fruits, des lapins, des poulets ou du gibier. Elle ne manque de rien, elle cultive un jardin qui lui procure la majorité des légumes dont elle a besoin. Elle élève des poules et des canards dans la basse cour sous le cerisier, et elle a plus de trente lapins dans les toits devant la maison. Ce qui l’inquiète le plus : c’est les provisions pour nourrir toutes ses volailles et ses lapins pendant l’hiver. La solution c’est évidemment de les mettre en conserves ou de faire des pâtés, comme cela on n’a pas besoin de les nourrir, et en plus ils sont prêts à être consommés, il suffit de se servir sur l’étagère. Cet été elle a eu beaucoup de haricots verts et de haricots blancs en grain, elle se rassure car elle a fait beaucoup de conserves de légumes, il y a aussi un gros tas de pommes de terre dans le cellier, les carottes et les poireaux sont déjà prêts en silo, les choux restent sur pieds en plein champs, il ne lui manque que quelques betteraves pour les lapines reproductrices qu’elle garde pour l’an prochain. Le fermier lui en donne chaque année car elle l’aide à les rentrer. C’est, pour les lapins, un bon complément avec les céréales et le foin sec, lorsque le froid est trop instance et que dans les champs plus rien de bon ne peut être ramassé. Elle pense qu’elle fera des confits de canard, c’est gras et ça préserve du froid. L’hiver dernier presque tous ses canards avaient gelé sur la mare, elle ne veut pas en perdre cette année. Elle n’a plus d’oie ni de pintade, les unes car elles sont trop grosses pour elle toute seule et les autres parce qu’elles sont trop difficiles à attraper. Fini les rodéos autour de la cour. Elle est trop vieille pour ça !

Après les rassemblements des foins, des moissons et des vendanges, les occasions de se retrouver en automne ou en hiver sont plus rares. Les fêtes de Noël ou du premier de l’An sont réservées à la famille. La sienne est loin, mais elle a l’habitude de réveillonner chez les voisins. En attendant les fêtes et pour continuer la tradition elle a décidé d’organiser chez elle des veillées. En effet, à cette occasion, les gens du village se rassemblent dans une maison le soir après dîner, lorsque tous les travaux des fermes sont terminés pour discuter, raconter des bonnes histoires, parler de tout et de rien et surtout faire ensemble de menus travaux qui seraient trop long et trop ennuyeux à faire seul. C’est avantageux et économique pour tous, une seule pièce à chauffer, une seule lampe allumée.

Les voisins arrivent en ordre dispersé en fonction de leurs occupations. Lorsque les Sardin arrivent, ils sont toujours les premiers, le vieux Emile s’annonce dès la cour en jetant un retentissant « salut la compagnie » qui tombe toujours à plat car la compagnie à cet instant est bien maigre, puis il entre sans frapper comme si il était chez lui. Il faut dire que lui et la vieille se connaissent depuis leur enfance. Autant lui est jovial et bien en chair, autant la Noémie est sèche comme un coup de trique et souriante comme une porte de prison dans son grand tablier noir. S’il lui arrive de sourire, ce n’est qu’après quelques verres de gnôle que la peau de sa triste face se déride, à croire que tous les malheurs du monde se sont abattus sur ses frêles épaules. Mais elle est hardie en besogne et travaille aussi dur qu’un homme. Contrairement à son mari elle parle peu, mais toujours à bon escient. Les coups saccadés de bâton à la porte annoncent les Raynaud, ils attendent toujours un signe de la grand-mère pour rentrer. Toujours très polis ils se tiennent sur le pas de la porte sans oser rentrer, il faut que Emile leur dise qu’ils font rentrer le diable de froid pour qu’enfin ils se décident. Ils sont tous les deux petits et nerveux comme une portée de petits lapins, jamais au repos, toujours quelques travaux en train. A eux deux ils abattent le travail de quatre, ils ont le plus grand cheptel de laitières du village, tous les matins dès cinq heure, ils sont au travail pour traire les vaches, tout se fait manuellement, se sont des coriaces à la tâche. Les forts éclats de voix des Patureau arrivent jusqu’à nous malgré le brouhaha ambiant, ils sont toujours en train de se chamailler ces deux là, ils n’ont pas besoin de frapper. La porte s’ouvre toute seule à leur arrivée. C’est, pour tous, le même cérémonial, dès l’entrée, en saluant la compagnie, ils se précipitent vers la cheminée les mains tendues en avant pour capter un peu de chaleur. Chacun a ses habitudes et sa place, les plus vieux sont serrés dans la cheminée au plus près des flammes de chaque coté du foyer. Un jour, j’en verrai bien un prendre feu. Malgré ses imposantes dimensions, elle ne peut pas contenir tout le monde, et certains, après quelques instants cèdent leur place aux nouveaux arrivants pour aller s’attabler à l’immense table qui trône au milieu de la pièce. Déjà plusieurs femmes ont commencé à trier les noix, pendant que d’autres s’attaquent aux châtaignes qui seront bientôt prêtes à être blanchies. Et à ce moment là, commence l’instant magique que j’attends avec le plus d’impatience : les histoires croustillantes du village et des alentours. En général, c’est la vieille Cident qui lance le commérage. Il faut dire qu’elle passe toutes ses journées à courir chez les uns et chez les autres, comme une mouche bleue qui passe d’une bouse à une autre avec empressement et agitation. De celle qui se mêle de tout, et qui sème la zizanie après son passage, comme une tornade blanche, mais en négatif. Mais je l’aime bien cette vieille, car elle met de la joie dans le village, sinon quel ennui ! Elle commence par demander à la ronde si quelqu’un à des nouvelles de la Berthe Sudre de chez Dieu. Le silence amusé de certains me laisse à penser que nous allons bientôt rigoler. Personne ne pipe mot, et chacun attend la suite :

  • Hier j’ai vu le vieux Bignon qui allait au bois de la Rivaille, dit-elle. Il portait un panier caché sous un journal, je l’ai bien vu, il y avait quelques choses dedans, c’est sûr.

  • Oh, il devait aller aux champignons, répond le Marcel Chambord en souriant.

  • A six heures du soir quand il fait nuit ! s’exclame-t-elle, il ne risquait pas d’en voir beaucoup des champignons, mais je l’ai vu qui a caché quelque chose au pied du noyer au bord du chemin. J’ai attendu qu’il s’éloigne, et je me suis approchée doucement, mais à ce moment là : «  je t’ai vu le Marcel qui sortait du bois, et tu as pris ce que Bignon avait caché, ne nie pas je t’ai vu. Et vous savez ce que c’était, c’était une bouteille de vin blanc que Bignon avait planquée au pied du noyer. Et vous savez ce qu’il a fait le Marcel ? »

Personne ne dit rien mais tout le monde sait ce qu’il a effectivement fait le Marcel, moi je me doute un peu, mais je ne suis pas sûr et je ne vois pas l’intérêt de la chose ou ce qu’il pourrait y avoir de marrant, mais attendons la suite :

  • Tu as bu toute la bouteille, lance-t-elle au Marcel, et après tu as pissé dedans, et se tournant vers le reste de l’auditoire, il l’a remise au même endroit, au pied du Noyer, bien cachée dans les fougères.

  • C’est pas vrai, j’ai pas bu toute la bouteille dit-il, il en restait un bon tiers.

  • Oui peut être, reprit la vieille, mais tu as quand même pissé dedans.

  • Bien sur, c’était pour refaire le niveau, dit-il en souriant à la ronde.

  • Tu savais pour qui elle était cette bouteille ? évidemment ? dit Marie.

  • Non, dit-il en rigolant franchement, mais tout le monde le sait. C’est pour sa maîtresse, la vieille Berthe, lança-t-il en s’esclaffant.

Je ne savais pas que la vieille Berthe était institutrice, me dis-je en moi-même, elle est tellement bête que je ne comprends pas.

La Marie a repris :

  • Berthe est venue dans la nuit retrouver Bignon, elle lui a flanqué une de ces roustes, il gémissait qu’il ne comprenait pas pourquoi, elle lui répétait :

  • « salaud, salaud, … t’as pissé dans la bouteille, tu ne veux plus me voir, c’est pour ça !

  • mais non répétait-il, mais non, ma Berthe je te jure que non, c’était le blanc que je te donne d’habitude, tiens, goûte le, il est bon,

  • Attends un peu voir et goûte d’abord celui que tu m’as donné, lui a répondu la Berthe d’une voix forte. »

  • Je ne sais pas ce qui c’est passé ensuite, a continué la Marie, mais j’ai entendu le vieux qui crachait et jurait, la Berthe est repartie en pleine nuit en claquant la porte, t’as fait du joli Marcel !

Toute l’assemblée, à ces paroles, est partie d’un grand éclat de rire. Le Marcel a ajouté :

  • je ne m’en fais pas pour eux, ils seront vite raccommodés, le froid arrive, à deux on se réchauffe mieux et plus vite.

Sur ce, nouvel éclat de rire et nouvelles réflexions sur la manière de passer l’hiver au chaud dans un lit. Je ne saisi pas toutes ces allusions à part de se serrer très fort. Je me dis qu’avec une bonne brique, bien chaude on doit pouvoir se réchauffer aussi bien, et dormir au chaud, mais je suis loin de connaître toutes les subtilités cachées de la vie.

Grand-mère décide de faire griller des châtaignes, elle me dit d’aller en chercher au grenier avec le panier. Je prends mon courage à deux mains, la lampe tempête, le panier, et j’appelle Loulou pour qu’il m’accompagne. En passant la porte, je me dis qu’elle m’envoie au grenier pour que je n’entende pas ce qui va ce dire, je ne m’en soucie peu. Je ne suis pas fier dans la nuit noire et le froid, ma main caresse la tête du chien qui trottine à mes côtés, ce qui me rassure un peu. Nous montons au grenier, mais au moment où j’ouvre la porte, le souffle froid du vent du nord éteint la lampe. Horreur ! Seul, dans le noir, je n’ose plus avancer, j’entends Loulou qui avance devant moi, il semble y voir clair, je pensais que seuls les chats et les souris y voyaient la nuit. Peu à peu je distingue mon environnement que je connais pourtant par cœur. Mais, dans le noir tout est gris, et je m’attends à tout instant qu’un fantôme jaillisse de derrière une poutre ou une caisse. Finalement, j’arrive au tas de marrons qui m’attend sagement, j’en prends quelques poignées que je jette rapidement dans le panier, je ne tiens pas à rester longtemps dans cet endroit que je sens hostile. Au moment où je me relève, un bruit de claquement d’ailes me fait sursauter. Loulou pousse un léger grognement. Je reste aux aguets quelques instants en tremblant de peur. Mais plus aucun bruit ne se fait entendre, seul le brouhaha confus et sourd de l’assemblée en dessous nous parvient à travers le plancher du grenier. Je reprends mes esprits malgré la peur et je me rappelle qu’une dame blanche loge ici, on a dû la déranger, elle s’est envolée. Malgré ça, je me précipite dans l’escalier suivi par le chien qui déboule et risque de me faire trébucher. Je cours jusqu’à la maison et ouvre la porte précipitamment. Grand-mère se penche vers moi et me demande si ça va. Je dois être un peu pâle. Je lui dis que la lampe s’est éteinte et que la dame blanche m’a fait peur. Elle prend le panier, et étale les châtaignes sur la table devant les femmes. Avec un couteau, elles enlèvent une petite entaille dans chacune d’elles. Grand-mère sort une grande poêle qui a un très long manche et qui est trouée en de multiples endroits. Je l’avais remarquée depuis longtemps, je vais enfin savoir comment on s’en sert. Elle la pose tout simplement sur les braises et jette les marrons dedans. Un doux parfum de châtaignes grillées envahit bientôt la pièce, quelques unes éclatent bruyamment en faisant des « poufs » assourdis. Loulou remue la queue, il doit connaître déjà ce délice. Moi je ne le connais pas encore. Grand-mère verse le contenu de la poêle sur la table, la Noémie recouvre immédiatement les châtaignes avec un torchon et commence à les malaxer doucement. Les peaux craquent, une légère vapeur s’échappe du torchon. Après quelques instants d’attente qui pour moi paraissent interminables, Noémie décrète qu’elles sont prêtes, enfin ! Grand-mère me prévient quelles sont très chaudes et que je risque de me brûler. Peine perdue, j’en mets une entière dans ma bouche et je commence à la mastiquer, elle me brûle le palais, je souffle en mâchant pour refroidir cette chaudière infernale. Ma langue aussi se plaint d’un excès de chaleur, mais les châtaignes grillées, c’est si bon et si réconfortant quand il fait froid ! Toute la compagnie se régale en plaisantant, grand-mère sort l’inévitable bouteille de gnôle qui enchante la plupart d’entre eux, moi je ne trouve pas ça bon, de plus j’ai déjà le palais et la langue en feu. Le vieux Sardin ne tarde pas à ronfler au coin de la cheminée, il est temps pour tout le monde de rentrer chez soi.

Publié dans Souvenir d'enfance

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